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« Les historiens militaires, et, d’après eux, MM. Thiers
et Lanfrey, ont marqué lumineusement, autant que le permettait
un si immense tableau, la position des deux armées, et celle
même des corps différents qui combattirent à Austerlitz.
Nous ne reproduirons pas après eux ce détail, si difficile
à comprendre pour qui n’a pas la carte sous les yeux.
Nous remarquerons seulement ce que déjà nous avons observé
pour d’autres affaires non moins importantes, c’est que plusieurs des
dispositions du grand capitaine, dispositions justifiées par
un succès si magnifique, étaient scabreuses en elles-mêmes.
Il fallait qu’il eût dans ses mains comme il l’a dit lui-même
un instrument infaillible ; je veux dire une armée telle qu’avec
elle on pouvait tout risquer.
Par exemple, l’abandon des hauteurs de Pratzen, laissées à
l’ennemi, la concentration de l’armée française sur un
terrain bas et étroit, et comme dans une espèce d’entonnoir,
observant un grand silence, et regardant comme une proie le cercle d’ennemis
qui l’environnait, n’était habile qu’avec une armée exceptionnelle
qui ne s’étonnait de rien. Avec d’autres soldats, rien n’eût
été plus chanceux.
A une heure de l’après-midi, Bonaparte était maître
de Pratzen, le centre des alliés était anéanti
; leurs deux ailes combattaient encore, mais sans communication, sans
moyen de se rejoindre. La garde russe s’avança pour reprendre
le plateau de Pratzen, et mit un instant en désordre un de nos
bataillons. La garde française s’élance alors, et Rapp
fait prisonnier Repnine à la tête des chevaliers gardes.
Une action plus décisive se passait aux étangs, si nombreux
dans cette plaine humide. L’artillerie, en passant sur un des ponts
qui les traversent, s’enfonça, et les troupes qui l’accompagnaient
furent rejetées sur un autre étang alors gelé.
Napoléon, qui vit ce désastre, fit tirer dessus les canons
qu’il avait sur les hauteurs. Toute la glace s’effondra. Des milliers
d’hommes disparurent, mais plusieurs ne purent se noyer dans ces eaux
peu profondes ; ils luttèrent, et le lendemain, on entendait
encore les cris, les gémissements de ceux qui ne pouvaient mourir.
On dit que les alliés couvrirent de vingt-sept mille morts cette
vaste plaine d’Austerlitz ; huit mille Français avaient aussi
péri.
(
) Voyant le succès établi dans toute la plaine,
Bonaparte avisa qu’il était tard, l’heure de dîner. Selon
ses habitudes sobres, on lui donna sur une petite table son poulet et
du chambertin.
Le jeune Petiet versait à boire. On amena des prisonniers, et
l’enfant, derrière l’empereur, put observer à l’aise l’accueil
qu’il leur faisait.
Repnine, l’un des premiers, était sans doute le fils de ce cruel
ambassadeur qui fut l’horreur de Varsovie, et dont Rulhières
nous a laissé un si terrible portrait. Napoléon, sans
souci des Polonais toujours nombreux dans nos armées, lui fit
un accueil aimable et ne le retint pas.
Puis s’avança une figure dont Pétiet fut bien frappé,
un émigré devenu général russe, qui croyait
toucher à sa dernière heure. L’enfant tremblait pour lui.
Il fut bien surpris de voir l’empereur verser un coup dans son propre
verre d’argent et dire : "Buvez, monsieur le comte. Cela remet
toujours le cur !"
Il y parut. Le prisonnier, jusque-là fort pâle, reprit
couleur à l’instant (Le célèbre tableau de Gérard
tant de fois reproduit par la gravure nous a conservé cette scène).
(
) Austerlitz fort admiré renouvela pour l’Europe l’effet
tout fantastique de Marengo. Cependant les Mémoire de Ney, qui
partout révèlent la main habile de Jomini, montrent combien
le plan de cette campagne était peu arrêté et changea
sur la route.
La rapidité, tant vantée, de la marche de Bonaparte faillit
lui être fatale, puisque par les maladies et la dissémination
de ses forces, il fut un moment réduit à cinquante mille
hommes. "Nous ne fûmes sauvés, dit Ney, que par l’ignorance
de l’ennemi".»
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